La Sagesse a mêlé son vin, dressé sa table Une ancienne prière de fraction de la Sainte Oblation mêle harmonieusement les versets de Luc 24,35 (1) avec ceux de Proverbes 9,1- 6 (2) et aussi 1 Cor 10,16 : " Les apôtres méditant sur le mystère du Christ ont naturellement appliqué à Jésus tout ce que la première Alliance a dit de la Sagesse. Saint Paul après avoir déclaré que "Christ est puissance de Dieu et Sagesse de Dieu" -1 Cor. 1, 24-, décline le mystère du Christ: "Il est l'image du Dieu invisible, Premier né de toute la création, en lui ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la terre <> créées par lui et pour lui, il est avant tout, et toutes choses subsistent en lui." -Colos. 1, 15.17-. " Avec l'anaphore de saint Marc nous chantons l'Economie du Père, disant: L'iconographie des Eglises orthodoxes, surtout dans les pays slaves, met sous nos yeux des icônes du Christ Sagesse. Il est toujours représenté adolescent, imberbe et la tête nimbée de l'auréole crucifère, il évoque la sagesse co-créatrice présente avant la fondation du monde "Quand il affermit les fondations de la terre, je fus maître d'œuvre à son côté, objet de ses délices chaque jour, jouant en sa présence en tout temps, jouant dans son univers et je trouve mes délices parmi les hommes." Proverbes 8,22.
![]() La tradition rabbinique y voit une image de la Torah éternelle, celle des apôtres et des chrétiens, une hypostase à côté du Seigneur Adonaï, que l'évangile selon saint Jean nous révèle comme Créateur, "le Logos Dieu par qui tout a été créé et en qui est la vie". –Jean 1,2-3 –
Je ne connais pas d'icône de la Sagesse préfigurant l'Eucharistie. Nous pourrions supposer en trouver dans les Eglises hispaniques qui utilisaient les versets de Luc et Proverbes comme prière de fraction ordinaire, mais c'est dans le talon de la botte italienne, en Pouilles dans l'église Santo Stefano (saint Etienne) à Soleto, (3) que l'on peut voir l'unique représentation du Logos Sagesse invitant à sa table.
On y célébrait une liturgie "gréco-italienne", aussi l'abside présente un espace organisé pour la liturgie byzantine avec des peintures murales qui l'accompagnent. Ici pourtant, ce n'est pas le Christ en gloire qui emplit le fond de l'abside. Le décor de la niche se déploie sur deux registres: l'envoi du Saint Esprit à la pentecôte au registre supérieur, celui de dessous présente une concélébration d'évêques présidée par le Christ adolescent. La Pentecôte est figurée par la descente du Saint Esprit sur les apôtres, entourant la vierge Marie assise devant les murs de Jérusalem. Au-dessus de Marie et des apôtres réunis, plane la colombe du Saint-Esprit dont le bec émet des rubans de feu qui rejoignent la bouche de chacun des apôtres. La colombe est en vol, la tête entourée de l'auréole crucifère.
Mais l'originalité réside dans la scène qui domine le tout et d'où provient l'Esprit: les cieux sont représentés par un demi cercle fermé par une bordure d'étoiles, là se détache une figure d'ancien à la barbe et aux longs cheveux blancs, également vêtu de blanc. Sur son sein, un personnage de proportion réduite apparaît, lui aussi en buste comme l'ancien, ses cheveux et sa barbe sont blancs, il porte l'auréole crucifère. Le Père comme le Fils sont représentés ici l'un comme "l'Ancien des jours" -Daniel 7,9- et l'autre "sa tête et ses cheveux blancs comme neige, siégeant au milieu des candélabres d'or", le Christ ressuscité. -Apocalypse 1,14-17. Tous deux, dans un même geste, ont les bras tendus comme pour montrer qu'ils sont à l'origine de la mission du Saint Esprit. Au centre du registre inférieur, le Christ nous apparaît, imberbe, resplendissant de jeunesse, assis sur un trône supporté par sept colonnes, il est revêtu d'une tunique blanche, ceint d'une étole croisée sur la poitrine, un grand voile vert émeraude, l'himation, est posé sur ses épaules et retombe sur ses jambes. Sa tête est enveloppée d'une auréole crucifère. L'inscription porte en grec: "Sagesse Logos de Dieu". C'est le Fils éternel, né dans la chair, mais qui conserve la rosée de "l'éternel matin". Logos-Sophia par qui tout a été fait, engendré dans l'éternité et montrant "l'éclat de la beauté originelle" –tropaire de la transfiguration-. Devant lui se dresse une table-autel sur laquelle repose un calice, le Logos Sagesse étend la main au-dessus en signe de bénédiction, un ange agite un ripidion (éventail liturgique représentant les ailes des séraphins). Il ne fait aucun doute, l'iconographe a mis en image dans un contexte eucharistique les versets du livre des Proverbes (2). Toute la scène évoque le sacrifice offert avant la fondation du monde par le Logos divin. La teneur eucharistique est accentuée par la présence de quatre saints évêques qui concélèbrent avec le Christ. A la droite de la Sagesse pré-éternelle se tient saint Basile, à sa gauche, Jean Chrysostome, il se peut que les saints en fin de file soient aussi des auteurs de rite de la sainte Oblation, saint Grégoire et saint Athanase?
Messieurs Berger et Jacob ont mis en relation ce programme iconographique avec une mystagogie bien répandue dans la région, "l'histoire ecclésiastique et contemplation du Mystère", attribuée en Pouille à saint Basile le grand, alors que son auteur est certainement Germain, patriarche de Constantinople de 715 à 730. (4) L'auteur y déploie l'histoire du Salut et met en corrélation chaque épisode de la vie du Christ avec le déroulement de la liturgie eucharistique, il montre aussi la typologie des mystères dans la Première Alliance. On peut y lire notamment: -sur le passage de la sainte préparation: "Le calice rappelle encore la coupe dans laquelle la Sagesse, c'est à dire le Fils de Dieu, a donné son sang en place du vin, disant à tous après l'avoir posé sur la sainte table: buvez tous de ce vin mêlé qui a été préparé". (col 400) - sur le chapitre au sujet du dévoilement des dons après l'hymne des chérubins: " la coupe [déposée sur l'autel] est le modèle de celle décrite en particulier par la Sagesse, le Fils de Dieu, il a donné son sang en place du vin, disant à tous après l'avoir posé sur la sainte table: buvez tous de ce vin mêlé qui a été préparé pour vous, pour la rémission des péchés et la vie éternelle. Christ, Sagesse et force de Dieu, a édifié sa chair d'une mère chaste et vierge <…> et il a taillé ses sept colonnes, le Saint Esprit aux sept dons…" (col 421). - sur le trisaghion de la fin de préface de l'anaphore, Germain chante l'Esprit Saint après avoir loué le Père et le Fils: "Saint aussi l'Esprit Saint, qui procède du Père et repose dans le Fils, il sanctifie tout, et perfectionne toute activité. <> Comme le soleil est la source des rayons et de la lumière,<> de même Dieu Père est la source et le principe du Fils et du Saint Esprit. Le Saint Esprit procède du Père et est communiqué et manifesté par le Fils. Le mot "Seigneur" se rapporte au Père, au Fils, et au Saint Esprit, et les trois font un". (col 432) Sur l'épiclèse: [le prêtre, après avoir commémoré l'œuvre du Salut du Fils, la naissance, la croix, la mort et la résurrection, l'ascension et évoqué le jugement des derniers jours, Je vous laisse observer dans la contemplation de la fresque de l'église Santo Stefano de Soleto, la description iconographique de cette mystagogie qui part de la Sagesse invitant à son festin et aboutit à l'accomplissement du mystère par l'Esprit. + E-P Bibliographie: Nous découvrons l'église de Soleto grâce à la courtoisie de notre ami Thierry Van Compernolle qui mène une étude archéologique sur un site antique de cette commune. Une grande partie de cette lettre repose sur les travaux de -Michel Berger, Les peintures de l'abside de Santo Stefano à Soleto, Mélanges de l'Ecole française de Rome, T. 94, 1982. - Michel Berger & André Jacob, la chiesa di Santo Stefano a Soleto, Argo, Lecce, 2007 - Luigi Manni, la chiesa di Santo Stefano di Soleto, Congedo editore, 2010 Notes : 1. [les disciples de retour de la route d'Emmaüs] racontèrent ce qui s'était passé sur la route et comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain. -Luc 24,35- 2. La sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept colonnes. Elle a immolé ses victimes, mêlé son vin, et dressé sa table. Elle a envoyé ses servantes, elle appelle, au sommet des hauteurs de la ville: "Que celui qui est simple (tout petit, inexpert, ignorant) entre ici!". Elle dit à celui qui est dépourvu de sens: (qui ne comprend pas) "Venez, mangez de mon pain, et buvez du vin que j'ai mêlé; quittez l'ignorance, et vous vivrez, et marchez dans la voie de connaissance -Proverbes 9, 1-6) 3. Dans province de Lecce dans les Pouilles, Soleto, -Sulitu en grec et en dialecte salentin-, est une commune du Salento et appartient sur le plan linguistique à la Grecìa Salentina où l'on parle encore aujourd'hui le "griko" dérivé du grec. La Pouille fut un royaume byzantin jusqu'à 1071 date de l'arrivée des normands. La région salentina fut gouvernée par la maison d'Anjou à la fin du 14è jusqu'au milieu du 15è siècle. C’est le Comte de Soleto, Raimondello Orsini del Balzo, apparenté aux Baux, seigneurs de Baux de Provence, qui au milieu du 14è siècle commanda l'édification de l'église dédiée à saint Etienne. 4. Des manuscrits attribuent la "contemplation des Mystères" à Saint Germain dont BNF Paris 18556, Cambrai 711, Vatican 1070 & 2051, d'autres à saint Basile: notamment Vatican 430, Sinaï 384, Jérusalem 39. Notre traduction est celle de Migne PG 98, col 381- 454, Paris 1863 (p. 206 à 242 dans l'édition numérisée de la BNF Gallica) La Sagesse nourrit les âmes Pour compléter la description des peintures murales de l’église saint Etienne de Soleto sur la Sagesse préfigurant l'Oblation de l'Eucharistie, je vous propose un commentaire de Procope de Gaza sur les versets 1 à 6 du chapitre 9 du livre des Proverbes. Procope de Gaza (465 – 528) vécut à Gaza de Palestine. Nous avons conservé de lui divers écrits de caractère profane ainsi que des scolies (nous dirions aujourd'hui des notes de lecture) sur les huit jours de la création, les livres des Rois, Isaïe, les Proverbes et le Cantique des Cantiques qui comptent parmi les plus anciennes, et dont les principales sources sont Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et Cyrille d'Alexandrie. On suppose qu'il a été l'élève de Dorothée de Gaza, grand maître spirituel du désert de Palestine. Voici donc ce qu'il écrit:
La puissance de Dieu et Père, qui subsiste par elle-même, a construit pour sa demeure le monde entier où elle habite par son activité; et elle a construit l'homme, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, et dont la nature est à la fois visible et invisible. Elle a sculpté sept colonnes. Elle a donné à tout être visible appelé à grandir, le cycle du temps de sept jours. A l'homme qui, après la création, a été formé selon le Christ, elle a donné les sept dons du Saint-Esprit, afin qu'il croie au Christ et observe ses commandements. Grâce à ces dons, la force morale est animée par la connaissance et, réciproquement, la connaissance s'incarne dans la force morale. C'est ainsi que l'homme selon l'Esprit devient parfait, s'accomplit dans la foi, en participant aux biens qui dépassent sa nature. Ces dons rectifient la lumière naturelle de l'âme. La force d'âme prépare à rechercher et à désirer avec ardeur les vraies raisons des choses, c'est-à-dire la volonté divine par laquelle tout a été fait. Le [don de] conseil discerne ces vouloirs de Dieu parfaitement saints, incréés et immortels, et il enseigne à les mettre dans la pensée, la parole et l'action. L'intelligence y fait acquiescer et consentir en refusant ce que s'y oppose. <> Ainsi par les sept dons du très Saint Esprit, le Logos de Dieu rend l'homme proche de sa manière d'être. Il a déployé en lui le glaive de l'Esprit pour discerner dans la création visible, le mouvement, la forme et le fond des choses, et ainsi détruire l'agitation et l'erreur de la vaine gloire du polythéisme. Elle a mêlé son vin dans la coupe et a dressé sa table. De même qu'on fait un mélange dans une coupe, la Sagesse a mêlé dans l'homme la nature spirituelle (noétique) et la nature sensible; c'est-à-dire qu'elle a uni à la connaissance des choses créées la connaissance d'Elle-même comme cause de toutes choses. Et cette connaissance de tout ce qui concerne Dieu, comparable à du vin, enivre l'esprit. C'est ainsi que par elle-même, qui est le pain du ciel, elle nourrit les âmes par la vertu; elle les abreuve et les réjouit par la doctrine. Elle a donc apprêté tout cela comme une table magnifiquement servie pour le banquet spirituel de ceux qui désirent y participer. Elle a envoyé ses serviteurs inviter à sa coupe, en proclamant à haute voix. <> Elle a envoyé les Apôtres, ces serviteurs de sa divine volonté, pour qu'ils proclament la bonne nouvelle de l'Évangile. Celui-ci est au-dessus de la loi écrite et de la loi naturelle, parce qu'il est la loi de l'Esprit qui invite à le rejoindre lui-même. En lui comme dans une coupe, selon le mystère de l'économie rédemptrice, s'est réalisée l'union étonnante de la nature divine et de la nature humaine, sans confusion, en une seule personne. Et c'est par la bouche de ces serviteurs que la Sagesse proclame : Si vous manquez de sagesse, venez à moi ! Celui qui manque de sagesse est celui qui pense dans son cœur que Dieu n'existe pas. Qu'il rejette son athéisme, qu'il me rejoigne par la foi, qu'il sache que je suis le Créateur et le Seigneur de l'univers. Et à ceux qui n'accomplissent pas les œuvres de la foi, afin qu'ils accèdent à une connaissance plus parfaite, elle dit : Venez manger mon corps qui, comme du pain, vous nourrit pour la pratique de la vertu; buvez mon sang qui, par la connaissance, vous réjouira comme du vin et vous enivrera pour vous déifier. Car ce sang, d'une façon inouïe, je l'ai mélangé à la divinité, pour votre Salut.
+ Procope de Gaza Source : PG t 50, Procopi Gazei opera omnia, Paris Montrouge, 1861, colonnes 854 à 856 Pages 429-430 dans l'édition numérisée BNF Gallica Note Il est difficile de trouver les sources de Procope chez les pères cappadociens et dans les œuvres de saint Cyrille. Notre passage sur la sagesse invitant à son festin est à rapprocher des commentaires des grands théologiens d'Afrique, Origène d'Alexandrie (v 185- 253) et Cyprien de Carthage (200-258). Origène rapproche la parabole évangélique du banquet, dans laquelle le maître envoie son serviteur inviter à son festin les pauvres, les malades, les aveugles et boiteux, puis enfin tous les gens - Luc 14, 16-21- de l’invitation au banquet de la Sagesse dans son contexte eucharistique: "L’Église demande aux serviteurs de la Parole de l’introduire dans le cellier, c’est-à-dire dans le lieu où la Sagesse a mêlé son vin et invite par ses serviteurs tous ceux qui sont dans l’ignorance en disant; Venez, mangez mon pain et buvez le vin que j’ai mêlé. C’est la Maison du banquet où tous ceux qui viennent de l’Orient et de l’Occident pourront prendre place avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux. C’est dans cette Maison que l’Église et chaque âme désirent entrer, en devenant parfaites pour jouir des doctrines de la Sagesse et des mystères de la science comme des délices d’un banquet et de la joie du vin " Commentaire au Cantique des cantiques 3, PG XIII, 155, L'Alexandrin ajoute dans son traité contre Celse: "Pour nous qui nous attachons à plaire au Créateur de cet univers, nous mangeons avec prière et actions de grâces envers celui qui nous les donne, les pains que nous lui offrons, pains qui, par la prière deviennent un Corps saint, et dont la puissance sanctifie ceux qui s'en nourrissent avec un cœur bien préparé". "Ce que nous craignons, c'est de manquer de reconnaissance à l'égard de Dieu.. Le pain que nous appelons Eucharistie est le symbole de notre reconnaissance à son égard". contra Celsum, lib. VIII, c. 33 & c. 57 Saint Cyprien, le pape de Carthage reprend la typologie eucharistique : "Par Salomon aussi l’Esprit nous montre la figure du sacrifice du Seigneur, en faisant mention de la victime immolée, du pain, du vin et aussi de l’autel: la Sagesse, dit-il, a construit une maison et l’a soutenue de sept colonnes. Elle a immolé ses victimes, elle a mêlé dans le cratère l’eau et le vin et dressé la table. Puis elle a envoyé ses serviteurs, invitant à haute voix à venir puiser à son cratère, en disant : Venez manger mes pains et buvez le vin que j’ai mêlé pour vous. Salomon a parlé de vin mêlé, c’est-à-dire qu’il annonce prophétiquement le calice du Seigneur mêlé d’eau et de vin " Saint Cyprien, Epistola 63, 5 Lettres aux amis du sanctuaire du prophète Elie N° 296 & 297, juillet & août 2013
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