Le signe de Cana

 

 

Lorsque les Eglises font mémoire dans leurs liturgies de la manifestation du Seigneur, elles lient en un seul mystère trois événements qui ont révélé la venue du Logos dans la chair:

la nativité avec l'adoration des bergers et des mages,

le baptême dans le Jourdain,

et la transformation de l'eau en vin au cours des noces à Cana de Galilée.

Chacun de ces signes et les trois pris ensembles portent le nom d'Epiphanie, Manifestation, ou encore Saintes Théophanies, manifestations de Dieu[1].

 

Après avoir fêté la naissance dans la nuit, l'Evangile du jour de Noël dans la liturgie de l'Eglise copte-orthodoxe est celui de la venue des mages.

Avec la mémoire du baptême l'Eglise expose la personne du messie mais celui-ci, si on peut dire ainsi,  n'agit pas encore en sa qualité de Fils de Dieu, Fils de l'homme. Le Logos garde le profond silence du serviteur.

Dans le commencement des signes à Cana, le Messie agit et révèle sa gloire. Ses disciples croient en lui et certainement leurs yeux s'ouvrent pour voir en sa personne beaucoup plus qu'un rabbi, un maître de sagesse mais selon la parole de Nathanael, le Fils de Dieu, le roi d'Israël.

 

L'Evangéliste Jean nous rapporte les curieuses noces à Cana, où Marie était là et Jésus fut invité aussi avec ses premiers disciples, André, Simon, Philippe et Nathanael. Jean 2, 1-11. La finale de notre péricope indique l'importance du miracle de Cana. "Voilà quel fut à Cana de Galilée, le  principe  arkh(prototype) des signes de Jésus, il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui".  Jean utilise pour désigner le premier miracle du Sauveur le mot arkhé   principe; c'est le premier mot de la Genèse, "dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre" et aussi le premier mot de son Evangile, "dans le principe était le Logos".

 

 La traduction habituelle du grec arkhé, hébreu béréchit, par "commencement" n'est pas inexacte mais imprécise; béréchit  arch n'est pas le début de quelque chose, mais implique une idée de rupture, de nouvelle histoire, il y a quelque chose avant béréchit.

Pour la Genèse, avant la création du monde, il y a la vie divine. arkhé veut dire que quelque chose va être révélé à l'homme, mais ce qu'il y a avant reste le mystère que l'intelligence créée ne peut saisir. Enfin ce n'est pas un aboutissement mais un projet que Dieu porte comme un principe.

 

L'arkhé de la gloire du  Seigneur se trouve dans l'éternité, mais la manifestation de cette gloire dans la chair a pour arkhé le miracle accompli à Cana. Ce signe comme l'appelle Jean est le prototype qui préfigure toute l'action sur la terre du Logos incarné. Par le signe de Cana, Jésus se révèle lui-même. Ce miracle que les coeurs secs peuvent qualifier d'inutile, symbolise la gratuité et la surabondance de la vie que Dieu communique à l'homme.

 

Origène a bien senti cela :

 

"le principe des miracles est la joie du Fils de Dieu, le miracle de Cana est l'arkhé, non seulement début chronologique, mais le principe métaphysique des autres celui qui les entraîne tous.  Jésus est venu deux fois à Cana, la première désigne la première parousie dans son Incarnation..."

 

Maintenant que nous avons pris conscience de la fonction primordiale du signe de Cana, regardons en détail le récit du bienheureux apôtre Jean.

                                     

Trois jours plus tard, il y avait un mariage à Cana. Ces trois jours nous séparent probablement du moment du baptême de Jésus par Jean dans le Jourdain. Jean a vu l' Esprit descendre sur celui dont  la voix  qui lui avait donné la vocation avait dit: lui baptisera dans l'Esprit Saint.  La liturgie des Eglises d'Orient considère le baptême de Jésus comme le bain nuptial de toute l'humanité qui ainsi se prépare aux noces mystiques; elle confesse que le Theanthropos n'a pas besoin d'être purifié mais qu'il reçoit le baptême pour nous tous:  "Celui qui se revêt de lumière comme d'un vêtement, a daigné, pour nous, devenir semblable à nous. Il se couvre aujourd'hui des flots du Jourdain,  non qu'il en ait besoin pour se purifier, mais pour en sa personne pourvoir à notre renaissance".

Le thème du baptême, mystère nuptial est explicité dans l'office des noces de Cana:

 

 

"Eglise, Epouse parée, Epouse du Roi des siècles et Fille de la lumière,  loue et chante le céleste époux  qui, dans le baptême d'eau, t'a purifiée et sanctifiée dans sa miséricorde". 

En Occident Fauste, évêque de Riez au 5è.S.  expose dans son homélie sur Cana:

"Le Logos descend jusqu'à l'Eglise<> en assumant l'incarnation, il va s'unir à celle qu'il a gratifiée d'un contrat de mariage et d'une dot.  Un contrat quand Dieu s'est uni à l'homme".

Une dot quand il a été immolé pour le Salut.

Les pères ont aussi fait un rapprochement avec le grand mystère du troisième jour où le Christ manifeste sa gloire dans la résurrection d'entre les morts. Cana annonce cette grande joie.

 

La mère de Jésus était là, et Jésus aussi avait été invité au repas de noces avec ses disciples.   Jésus explique saint Cyrille, ne vient pas sans invitation: les saints le désiraient, il est l'attente des nations pour illuminer ceux qui habitent les ténèbres et l'ombre de la mort. Marie, l'aboutissement de la pureté de la Première Alliance, le fruit immaculé de l'humanité était là, icône de l'Eglise.

                                                                        

Le vin vient à manquer, alors la mère de Jésus lui dit: ils n'ont pas de vin.  Jésus lui répond: Femme, quoi à toi et à moi? Mon heure n'est pas encore venue ? 

L'incident du manque de vin ne doit pas obligatoirement nous faire chercher un sens symbolique si ce n'est que la déficience du vin de noces indique une usure dans la continuité de la joie humaine.

Marie, avant d'être l'icône de l'Eglise représente ici la fille de Sion, l'Israël de la promesse; elle constate la pénurie, la détresse d'Israël privé de prophètes et semble attendre une intervention de son Fils.

La réponse de Jésus, "quoi à toi et à moi, mon heure n'est-elle pas venue?", peut selon les meilleurs exégètes contemporains qui suivent la leçon de Théodore de Mopsueste, être comprise comme une interrogation: "Mon souci est-il le tien, mon heure, celle d'apporter le Salut au monde n'est-elle pas venue? Je ne suis pas venu distribuer du vin mais répandre le sang de l'Alliance nouvelle".

Jésus laisse entendre que parler de carence de vin de noces alors qu'il est là, n'est guère à propos. Marie, ne se décourage pas, elle montre la puissance de la foi.

Faites tout ce qu'il vous dira. Il y avait là six  cuves de pierres pour les ablutions des juifs, remplissez d'eau ces cuves  dit Jésus. <> puisez et portez à l'intendant du festin <> quand il eut goûté l'eau devenue vin...  

                                                      

Si l'on tient compte que l'eau contenue dans les cuves était destinée aux purifications cultuelles prescrites dans la Loi, nous pouvons avec Origène croire qu'elle représente les Ecritures. La Thora et les prophètes sont comme une eau pure qui rafraîchit, purifie et entretient la vie. L'eau changée (ou mieux métamorphosée = transfigurée pour suivre le grec) en bon vin par le Christ est le signe du sceau des Ecritures: l'Evangile par qui tous les textes de la Première Alliance, par référence à la personne du Messie, Logos incarné, prennent  leur sens et même enivrent.

L'Esprit  par-delà  la lettre des mots ouvre les mystères célestes. Le vin délicieux de Cana est une préfiguration du don de l'Esprit. La liturgie dit encore: "Jésus n'est pas venu pour remplir de bon vin les jarres, mais pour arroser les coeurs de la joie parfaite de l'Esprit Saint".

 

Une autre des clefs de la signification du l'eau changée en vin est fournie par le sage Philon quand il parle de Melkisédeq qui apporta du pain et du vin à notre père Abraham. Il rappelle que

 

"les peuples de Moab et Ammon à l'est de la mer morte, ont refusé le pain et l'eau, mais Melkisedeq offre du vin à la place de l'eau et apportera à nos âmes une boisson pure, afin qu'elles soient remplies d'une ivresse divine plus sobre que la sobriété même; car il est le Logos-prêtre et possède l'être par soi pour partage".

 

Melkisedeq est la figure du Grand Prêtre des choses à venir, l'eau changée en vin est donc aussi l'annonce de la coupe eucharistique. Avec saint Ephrem, l'Eglise chante dans sa liturgie:

 

"Bienheureuse es-tu, illustre cité de Cana, c'est chez toi que le Premier-Né a donné la figure du sacrement nouveau. <> au cours du repas, il a exprimé la figure de son sang.  Les sacrements célestes constituent l'union nuptiale,  car lorsque nous mangeons son corps et buvons son sang,  lui est en nous et nous en lui."

 

 Saint Ephrem élargit le signe de Cana au mystère fondamental de l'union mystique. La première venue à Cana selon Origène symbolise la première parousie dans son Incarnation, le seconde où Jésus guérit le fils de l'officier royal qui représente le peuple d'Israël sauvé quand la plénitude des nations sera entrée dans l'Eglise,l'ultime parousie. Cana c'est  aussi les deux venues du Logos dans l'âme : la première au baptême pour l'illumination, la seconde, dans le mystère des noces mystiques du bienheureux face à face.

                                                                       

Le miracle de Cana est bien le principe des autres, sans la première venue du Logos dans l'âme pour éclairer les Ecritures, comment la montée spirituelle serait possible? Le Messie a foulé le vin dans sa Pâque par la croix; la résurrection a ouvert le royaume, il nous y attend pour boire le fruit de la vigne, le fruit de la vraie vigne qu'il est, la joie viendra quand il aura achevé son oeuvre.

 

"La joie pleine viendra lorqu'il ne manquera aucun membre de son corps <> il ne peut sans toi recevoir sa gloire complète <> après tout cela, notre Jésus boira le vin, mais le vin nouveau, ce vin nouveau sera pris dans un ciel nouveau et une terre nouvelle, par un homme nouveau <> Si tu veux toi-même boire du vin nouveau, renouvelle-toi et dis: si notre homme extérieur se corrompt, l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour."  

 

Restons sur ces mots  pleins d'audace et d'espérance du grand Origène.                             

 

                                                                                                                                                              + Eliyâs-Patrick

                                                                                                                                                  lettre  N°110          janvier 1998

Bibliographie:

* Lemarié, J., la manifestation du Seigneur, lex orandi 23, 1957

* Crouzel, H., Origène et la connaissance mystique, Desclées 1961

* Léon-Dufour, X., lecture de l'Evangile de saint Jean, Paris Seuil 1988

* collectif, Assemblée du Seigneur, N°16, 1962

* Goettmann, J., Saint Jean, évangile de la nouvelle Genèse, Pro Manuscripto 1977

* Brock, S., l'oeil de lumière, vision spirituelle de St Ephrem, Bellefontaine 50, 1991

 

[1]L'épiphanie dans le sens de l'adoration des mages fut dans ses débuts en Orient, ce qu'était Noël en Occident, sauf qu'en Occident on portait l'accent sur l'humanité du sauveur et en Orient sur la divinité visitant le monde humain. Au cours du IVè.S. l'Occident reçut la fête de l'épiphanie  le 6 janvier et l'Orient accepta celle de la Nativité le 25 décembre. La fête du baptême dans le Jourdain monopolisa dans le vocabulaire des liturges le nom de Théophanie. Hélas, on perdit de vue le lien entre les fêtes  de Noël et du baptême avec celle des Noces à Cana. Seules les liturgies syriaque et copte possèdent un office complet pour la fête de Cana,  l'ancien Office Divin latin a gardé le souvenir de l'importance du miracle par l'antienne des secondes vêpres de l'épiphanie:

"Trois prodiges ont marqué le jour saint que nous célébrons: Aujourd'hui, l'étoile a conduit les mages à la crêche, aujourd'hui l'eau a été changée en vin au repas de noces, aujourd'hui le Christ a voulu être baptisé par Jean dans le Jourdain, afin de nous sauver. Alleluia."

                                                      

La riche liturgie mozarabe voit avec raison dans Cana la préfiguration des noces du Christ et de l'Eglise, elle influencera tous les autres rites occidentaux en  réservant l'Evangile de Cana pour l'office du mariage de ses fidèles.

 

Noces à Cana