La figure de Marthe et Marie

 

Le lectionnaire de nos Eglises orthodoxes ouvre la semaine sainte, la semaine de la Pâque du Seigneur, par la mémoire de l'entrée de Jésus à Jérusalem. L'office des rameaux débute par la vigile qui met en scène les événements qui se sont passés à Béthanie. Là résidaient Lazare, l'ami du Seigneur, et ses sœurs Marthe et Marie. –Jean11,1-44-.

                                                                                    

Les deux sœurs appellent Jésus à l'aide pour Lazare malade. Jésus tarde, Lazare meurt et est inhumé. Jésus se met en route, Marthe s'en va à sa rencontre tandis que Marie reste à la maison; avec grande pudeur, elle fait le reproche à Jésus: "Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort". S'en suit un magnifique dialogue entre Jésus et Marthe sur la résurrection.

Marie est appelée par Jésus pour se rendre au tombeau. A la parole du Seigneur "Lazare, sors", le mort sort vivant du tombeau.

                                          

Sept jours avant son entrée à Jérusalem, Jésus revint à Béthanie pour prendre le repas avec Lazare, qu'il avait ressuscité d'entre les morts, Marie répand sur les pieds de Jésus un parfum de grand prix. –Jean 12-1-8-

                                                                     

Marthe et Marie ne nous sont pas inconnues, saint Luc nous rapporte un autre repas à Béthanie; Marthe était accaparée par le service de la table, tandis que Marie, assise aux pieds de Jésus, écoutait sa parole. –Luc 10, 38-42.

                                                        

Tout le monde connaît la réponse de Jésus à Marthe, chagrinée d'être seule à servir " Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et t'agites pour beaucoup de choses, or une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part". Beaucoup ont entendu l'exégèse commune de cette fameuse réponse: Marthe serait la figure de la vie active de tout un chacun, ministres et fidèles de l'Eglise, Marie, celle de la vie contemplative. Jusqu'ici nous la suivons; on a aussi posé la suprématie de la contemplation sur l'action. Le principal témoin de cette interprétation est abba Moïse de Scété, comme nous le rapporte saint Jean Cassien dans ses conférences. (1)

" C'est un très saint ministère que celui auquel Marthe se dévouait puisqu'elle

servait le Seigneur lui-même. Cependant Marie, attentive seulement à la doctrine

spirituelle <> c'est elle que le Seigneur préfère... <> Vous voyez bien que le

Seigneur établit le bien principal dans la "Théoria", c'est-à-dire la contemplation. Il

s'ensuit que les autres vertus, pour utiles et bonnes que nous les proclamions,

doivent pourtant être mises au second rang. <> Le Seigneur place le souverain

bien, non pas dans l'action, quelque louable qu'elle soit, et abondante en fruits

multiples, mais dans la contemplation de lui-même, laquelle est, en vérité, simple et

une".

Comme dit Jean Cassien "ce discours nous émut fort". Je n'oserais pas dire que notre bon abba Moïse tire un peu fort la couverture, car sa leçon est devenue lieu commun, quoique l'exégèse contemporaine ait tendance à unir et non à opposer Marthe et Marie.

(Nous verrons qu'elle rejoint ici saint Cyrille d'Alexandrie).Une saine action devant s'ancrer dans une juste contemplation, comme une parfaite contemplation doitprofiter à l'action. Les pères cappadociens ont posé les notions de Praxis et Théoria,

action et contemplation, Orthodoxie, pensée juste, et Orthopraxie, juste activité, sans les opposer l'une à l'autre.

La tradition alexandrine, pour ce qui est de la contemplation des mystères, la subordonne préalablement à une vie conforme aux commandements, Praxis devant précéder puis accompagner Theoria, sous peine de grands dommages pour l'équilibre psychique et spirituel.

 

Notre lectionnaire ne place pas ici les figures de Marthe, Marie, Lazare, seulement pour respecter une certaine chronologie des événements de la Pâque, mais aussi pour que nous fassions nôtre leur attitude devant le mystère de la Personne et des oeuvres du Sauveur. Notre père saint Cyrille d'Alexandrie dans son commentaire sur saint Jean, (2) va nous aider à entrer dans la profondeur de l'évangile de Béthanie. (3)

Saint Cyrille ouvre son commentaire de la résurrection de Lazare en présentant en détail Marthe et Marie:

" Ce n'est pas sans intention que l'évangéliste rappelle les noms des femmes. Il veut montrer qu'elles étaient aussi éminentes que pieuses. <> De tout ce qui a été fait par Marie, il rappelle l'huile parfumée, non pas par hasard, mais pour montrer que Marie avait une telle soif du Christ qu'elle a essuyé ses pieds de ses propres cheveux, désireuse qu'elle était de faire pénétrer vraiment en elle-même la bénédiction spirituelle de sa sainte chair pour devenir plus authentiquement unie à son être".

Oulla! "soif du Christ, faire pénétrer la bénédiction de sa sainte chair", voilà qui va faire fantasmer quelques folliculaires! La piété de Marie, selon Cyrille, c’est la soif du Christ, besoin spirituel vital, comme le rapporte Jean 6,35: "Celui qui croit en moi n'aura jamais soif". Le patriarche d'Alexandrie explique que ce besoin est comblé dans la participation au corps du Christ dans la sainte Oblation:

"Que promet le Christ [avec le pain de vie pour assécher la soif] ? Rien de corruptible mais bien plutôt une bénédiction qui consiste en la participation à la sainte chair et au sang qui rend tout l'être humain incorruptible <> Il semble donc qu'il appelle eau la sanctification accomplie par l'Esprit <>. Le saint corps du Christ vivifie donc ceux en qui il est présent et il garde pour l'incorruptibilité nos corps en se mélangeant à eux. Ce corps n'est pas n'importe lequel, mais il s'agit de la vie même par nature, ayant en elle toute la puissance du Logos uni à lui et fait de même qualité, mieux, rempli de son énergie par laquelle tout est rendu vivant et gardé dans son être".

Voilà la soif qu'éprouvait Marie. Notre père Cyrille ajoute dans le commentaire sur le pain de vie que "c'est par le corps du Christ que l'Esprit du Christ redonne la vie, la vie physique, psychique et spirituelle, à l'être humain. Le corps du Christ est toujours bénédiction vivifiante." Ce corps est simultanément celui d'avant la pâque par lequel il rendit la vie aux morts, et celui de l'Eulogie Mystique par lequel il rend la vie à l'être humain tout entier, dans son âme et dans son corps en le faisant participer à la vie divine.

Le dialogue entre Christ et Marthe se conclut par deux affirmations, celle de Jésus: "Je suis la résurrection et la vie, celui qui croit en moi, même s'il meurt, vivra, et quiconque vit et croit en moi, ne mourra jamais. Crois-tu cela?" Marthe aussitôt confesse sa foi: " Oui Seigneur, je crois que tu es le Fils de Dieu, celui qui vient dans le monde". Saint Cyrille voit dans la confession de Marthe un modèle pour toutes les Eglises:

" Crois-tu cela? Après avoir expliqué la puissance du mystère qui est le sien et montré qu'il est la vie par nature et vrai Dieu, Jésus demande le consentement de la foi, érigeant à ce propos un modèle pour les Eglises. <> Il s'agit de croire sans doute et sans partage <> observons que, Lazare étant couché et mort, c'est pour lui, d'une certaine manière, que la petite femme est prié de donner le consentement de la foi, afin que le modèle gagne encore en influence sur les Eglises".

                                                       

Cyrille alors cite Marthe en exemple des parrains et marraine lors du baptême des petits enfants, qui prononcent fermement "l'amen pour eux", et aussi ceux qui sont présents à l'office de l'agonie et qui répondent à la place de ceux qui ne le peuvent dans la maladie. Il conclut: "Avec sagesse et selon l'économie divine, Marthe sème la confession de la foi, afin qu'il [Lazare] en récolte le fruit". Marthe est donc, à l'égalité de l'apôtre Pierre, le modèle féminin de la confession de la foi sur laquelle repose le fondement des Eglises, la reconnaissance de Jésus, Fils de Dieu, messie qui vient. Bien plus, saint Cyrille compare Marthe à une semeuse qui sème dans la foi et l'espérance un germe destiné à porter du fruit en son temps.

" Le Seigneur aime les prophètes, et aussi les apôtres, il n'écarte pas les apôtres du labeur des prophètes, aussi il n'attribue pas uniquement aux saints apôtres toute la gloire de ceux qui seront sauvés par la foi en lui. Il unit les travaux de chacun en une synergie".

 

Ainsi notre Marthe est le modèle de chaque chrétien qui est appelé par la grâce à une mission égale à celle des apôtres. Le Christ vivant dans son Eglise, continue d'appeler les femmes et les hommes sans discrimination, à s'engager à transmettre la lumière de la foi et de la joie. Car la joie n'est pas exclue de la foi, bien au contraire elle en est la garantie de l'exactitude. Cyrille nous dit, par son espérance de la résurrection de son frère Lazare, "Marthe va communier à la joie".

Avec Cyrille, pilier de la foi de l'Eglise d'Alexandrie, Marthe prend une mesure qui dépasse l'image de notre maîtresse de maison affairée et peu capable d'élévation mystique, il lui attribue un rôle de médiation qui fait accéder son frère à la résurrection, prémisse de notre baptême. Et ceci simplement par sa foi et son service avec modestie et efficacité.

 

"Marthe appelle sa soeur Marie et lui dit tout bas: le maître (Rabbi) est là, et il t'appelle. Marie se leva immédiatement et alla vers lui" -Jean 11, 28-. Cyrille compare la course de Marie à la rencontre du Christ, à celle de l'épouse du Cantique des Cantiques: "Il faut que je me lève, que je cherche celui que j'aime". Il dit que Marie personnifie "le grand amour envers Christ, qui est celui de tout humain, la présence [du Christ] qui seule le rendra heureux". Ainsi, si Marthe est l'icône et le modèle de la foi pour la vie des Eglises, Marie est celle de l'amour que tout chrétien est appelé à vivre dans sa relation unique avec Christ.

Marie fait au Seigneur la même remarque que sa soeur: "Si tu avais été ici, il ne serait pas mort".

"[Jésus] ne reprend pas Marie, ivre de chagrin, pour avoir dit "si tu avais été là" à celui qui emplit toute la création. En faisant cela, il nous prescrit aussi à ne pas reprendre ceux qui sont au comble de la douleur".

Gardons bien en mémoire la douceur du Seigneur et le conseil de Cyrille. "

     Transposons, écrit saint Cyrille, le miracle dans la vie personnelle: Si notre esprit est mort comme Lazare, Il est nécessaire que d'un commun accord avec Marthe et Marie, la chair matérielle et l'âme plus noble, accourent vers le Christ et l'appellent à l'aide, alors, se tenant debout, il clamera: "sors des distractions de ce monde! "

L'évêque d'Alexandrie réunit ce qui semble séparé. Marthe et Marie symbolisent le corps et l'âme, et leur frère l'esprit; A eux trois, ils représentent la personne humaine dans son intégralité, -esprit, âme, corps-. Et plus encore, Cyrille ne hiérarchise pas entre les trois: l'esprit n'est pas en soi plus proche du divin que l'âme du corps, il peut même être mort en premier. La distraction est aussi la racine de la séparation d'avec Dieu et de l'éclatement de notre personne.

 

                                                                                                                                                                                                     + E-P

 

Bibliographie:

1.Jean Cassien, conférences, traduction E. Pichery, S C. N°42, 1955-

2.                S. Cyrillus alexandrinus, expositio in Johannis evangelium, PG 38, 1859, col 531 sq

3.                Sylvie Hauser-Borel, participantes à la résurrection, thèse de doctorat présentée à la faculté de théologie de Neuchatel, 2006. Cette lettre doit beaucoup à la thèse de madame Hauser-Borel, notamment une grande partie de la traduction de saint Cyrille.

 

 

lettre aux amis du sanctuaire du prophète Elie N°269       

 avril 2011                                                                                                                                                                         

Marthe & Marie