L'Incarnation du Logos selon Origène

 

La question de l'incarnation du Logos qui est au centre de nos fêtes de la nativité et des théophanies n'est pas un sujet de discours ou de spéculation sans rapport avec la réalité de notre vie courante.

Monseigneur Freppel dans son cours sur Origène en Sorbonne dans les années 1866 & 1867, ouvre sa vingtième  leçon par cet avertissement: "La chute et la rédemption sont les deux faits qui dominent l'histoire de l'humanité. C'est par l'une et l'autre que s'expliquent à la fois notre condition actuelle et nos destinées futures… Dans quel état, l'incarnation du Verbe nous a-t-elle placés?"

 

Autant, avec notre père saint Irénée, nous sommes sur un terrain sûr, dans la plus pure tradition apostolique, avec Origène, nous devons faire la part entre cette tradition ecclésiale dont il revendique la filiation et son travail de recherches parfois hasardeux.

Dans l'œuvre d'Origène, deux systèmes s'entrechoquent: la foi apostolique qui est la base de son enseignement et la recherche théologique qu'il présente comme la liberté de penser et d'embrasser une opinion sur les points non définis par la tradition.

Ce n'est point un théologien affirmatif, il soulève les questions embarrassantes, propose des solutions, sans se prononcer d'une manière définitive; avec scrupule, il sépare nettement l'opinion théologique libre et la doctrine orthodoxe.

 

Dans notre quête sur l'incarnation du Logos, avec Origène, nous serons confrontés d'une part, aux opinions fumeuses et même  parfois erronées à la lumière du développement de l'expression du dogme, et de l'autre, au pur enseignement de l'Eglise. Mais même les opinions curieuses méritent un examen pour discerner une intuition de l'Esprit derrière des présupposés philosophiques  en défaut.

 

Ainsi en est-il particulièrement pour notre condition terrestre sur la préexistence des âmes et leur chute.   Origène pose comme hypothèse que les âmes (qui d'ailleurs étaient alors esprit) étaient dans le monde invisible et contemplaient Dieu. Mais ces esprits-âmes se sont lassés de cette contemplation et saisies d'acédie (dégoût des choses spirituelles) se sont détournées de Dieu et en s'en éloignant se "sont refroidies"  et sont tombées dans notre monde et ont revêtues la chair.  

Origène présente cette hypothèse de la préexistence des âmes, à ne pas confondre avec la métempsychose ou la réincarnation qu'il condamne expressément, comme un exercice "gymnatikos" mais non comme une tradition de l'Eglise. A partir de cet exercice, Origène pose la finitude de notre monde lié à la chair.

 

"Ce monde a été fait et  a commencé à un certain moment, et selon la doctrine de la consommation des siècles connue de tous, il sera détruit parce qu'il se corrompra […] David dit de même: tous s'useront comme un vêlement et comme une couverture tu les changeras, et ils seront changés ; mais toi, tu es le même et tes années ne cesseront pas. Lorsque notre Seigneur et Sauveur dit: Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas, il le montre corruptible et allant vers une fin. L'Apôtre dit aussi : A la vanité en effet la création est soumise, sans qu'elle le veuille, mais à cause de celui qui l'a soumise, dans l'espoir, car la création elle-même sera libérée de la servitude de la corruption pour recevoir la liberté glorieuse des fils de Dieu: il affirme là clairement la fin du monde, et de même quand il dit: L'état de ce monde passera. Mais en disant : La création est soumise à la vanité, il montre aussi son commencement".

                                                                         De principes, 8è traité III, 5

 

En se séparant de Dieu, foyer de vie, les esprits se sont refroidis; ils ont perdus le feu divin de la charité, d'esprits ils se sont transformés en âmes en puissance de corps de chair. Il y a donc un mouvement du haut vers le bas: une descente (katabolé), une chute.

 

Derrière le mythe de la descente des âmes,  condamné depuis par la doctrine de l'Eglise, nous devons retenir l'intuition essentielle: L'état de notre monde où nous vivons est consécutif à une katabolé, une chute dans laquelle Adam (l'Homme) se détourne du Dieu vivant et vivificateur, et en se détournant de la source de vie, la charité se refroidit et l'Homme va vers la mort. Or le projet divin est de faire progresser l'Homme-Adam le faisant passer du statut d'image de Dieu à la ressemblance, de la ressemblance à l'union. Quelle profonde chute, au lieu de recevoir la vie éternelle par une sorte de déification, l'humanité est expulsée du paradis de la joie et descend vers la mort définitive. 

 

La notion traditionnelle de chute, de descente d'un projet élevé avec Dieu vers une existence égoïste sans Dieu, comme explication de notre condition mortelle m'apparaît plus satisfaisante que la doctrine alambiquée de "péché originel".

Origène dit clairement " la chute d'Adam est moins celle d'un individu que celle de l'espèce entière" –contre Celse 1,IV, 40. Comme l'écrit quelque part saint Grégoire, "qu'Adam ait existé ou non, nous participons au péché d'Adam" par le détournement de notre vie de Dieu vers l'égocentrisme par désir d'autonomie.

Grégoire rejoint ici la tradition juive: Chacun de nous est Adam et participe à son péché  en refusant le projet divin de vie.

 

Entre Dieu et l'humanité, il fallait des médiateurs pour rappeler à Dieu, l'homme déchu, ce fut la mission des anges, des législateurs d'Israël, des prophètes. Mais pour mener à bien le projet d'élévation, il fallait un médiateur qui pût en récapitulant en lui toute l'humanité réunir en sa personne individuelle la divinité et l'humanité. Le "Logos, le Fils éternel du Père, engendré et incréé, de même nature (omoousios) au Père", va assumer cette mission.

 

La liturgie reprend cette grande idée d'Origène dans un tropaire:

"Aujourd'hui le Roi des cieux a daigné naître pour nous d'une vierge, pour rappeler au Royaume céleste l'Homme qui en était déchu. L'armée des anges est dans la joie, car le Salut éternel est apparu au genre humain" .

 

Origène explique ainsi l'œuvre de la rédemption:

 

De même dans les derniers temps, alors que déjà la fin du monde était imminente et que tout le genre humain tournait à sa perte définitive, comme non seulement ceux qui étaient gouvernés, mais même ceux à qui avait été confié le soin de les gouverner, étaient atteints de faiblesse, le genre humain n'a plus eu besoin seulement d'une telle aide et de défenseurs semblables à lui, mais il a réclamé le secours de son auteur et créateur lui-même pour restaurer la discipline corrompue et profanée de l'obéissance chez les uns et de l'autorité chez les autres. C'est pourquoi le Fils Unique de Dieu, qui était la Parole et la Sagesse du Père lorsqu'il se trouvait auprès du Père dans cette gloire qu'il avait avant l'existence du monde, s'est anéanti lui-même et, prenant la forme de l'esclave, s'est fait obéissant jusqu'à la mort pour enseigner l'obéissance à ceux qui ne pouvaient pas obtenir le Salut autrement que par l'obéissance […]  Puisque donc, comme nous l'avons dit, il était venu restaurer la discipline non seulement de l'art de gouverner et de régner, mais aussi de celui d'obéir, accomplissant en lui-même ce qu'il voulait être accompli par les autres, il ne s'est pas fait seulement obéissant au Père jusqu'à la mort de la croix, mais aussi à la consommation du siècle, embrassant en lui-même tous ceux qu'il a soumis à son Père et qui par lui viennent au Salut, il est dit qu'avec eux et en eux il se soumettra au Père, puisque tout subsiste en lui et qu'il est la tête de toute chose et qu'en lui se trouve la plénitude de ceux qui obtiennent le Salut. C'est ce que dit de lui l'Apôtre : Lorsque tout lui sera soumis, alors le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous.

 

Origène conçoit deux aspects de l'œuvre rédemptrice: la victoire du Christ sur les puissances de mort par la Croix et la résurrection,  et la fonction pédagogique de la vie terrestre du Logos incarné.

La mort du Christ régénère notre liberté et alors réorientés vers Dieu, nous pouvons suivre l'exemple de sa vie. La tradition ascétique parlera de la "sequela Christi", se mettre à la suite du Christ. Dieu se présente pour nous dans la chair, pour que nous puissions, en le contemplant, à son exemple comprendre et obéir à la volonté du Père.                                        

 

Pour bien comprendre la "sequela Christi", nous devons d'abord bien connaître Jésus le Christ, regarder sa relation unique au Père et la parfaite union en lui de la divinité et de l'humanité.

 

Origène présente Dieu, non d'abord comme la divinité des philosophes, impassible, Etre absolu,  cause de tout être, mais en résonnance des Ecritures, Dieu miséricordieux, bienfaiteur, Providence éducatrice, Bonté parfaite.

 

Tout cela est résumé par une seule activité, un seul nom: Dieu est Père.

Père de toute éternité, Père pour toujours, c'est parce qu'il est Père qu'il est  "le bon" il est "toujours fécond".

Le Dieu d'Origène est essentiellement bonté, donc essentiellement Père. Comme une source jaillissante, il communique dans son éternel présent son être spirituel entier, toute la bonté qu'il possède à son Fils, parfaite icône de sa gloire.

Si la fécondité de la bonté jaillissante du Père a trouvé son rassasiement parfait par la génération éternelle de son "Fils en qui il trouve toute sa joie", dans le temps, c'est-à-dire hors de l'éternité de son être, le Père a voulu d'autres enfants qui pussent de réjouir de son être. Eclate alors par le Logos unique engendré, un second jaillissement libre de la volonté et bonté paternelle: la création et avec elle, l'humanité, créée à l'image du Fils éternel. 

 

"Dieu fit l'homme et il le fit selon l'image de Dieu". Il nous faut voir quelle est cette image de Dieu et chercher à la ressemblance de quelle image l'homme a été fait. Car il n'est pas dit que Dieu fit l'homme à son image ou à sa ressemblance, mais : "il le fit selon l'image de Dieu". Quelle est donc cette autre Image de Dieu à la ressemblance de laquelle l'homme a été fait, sinon notre Sauveur ? Il est "le Premier-né de toute créature" ; de lui il est écrit qu'il est "la Splendeur de la Lumière éternelle et la forme visible de la substance de Dieu", et il dit de lui-même : "Je suis dans le Père et le Père est en moi", et : "Qui m'a vu, a vu aussi le Père". En effet, qui voit l'image de quelqu'un, voit celui que l'image représente. Ainsi par le Logos de Dieu, qui est l'image de Dieu, on voit Dieu. C'est ainsi que se vérifie ce qu'il a dit : "Qui m'a vu, a vu aussi le Père".

                                                                                      . Homélie sur la Genèse 1, 13

 

Au lieu de progresser de passer de l'image à la similitude du Logos, de la ressemblance à l'union, l'humanité régresse à l'auto contemplation de sa suffisance; la chute est la conséquence de ce manque d'amour et de fidélité, alors s'installe l'égoïsme et l'orgueil mal placé.  L'image de Dieu détériorée, doit être renouvelée, l'icône parfaite du Père va réparer cette blessure.

 

C'est à la ressemblance de cette Image que l'homme a été fait. Aussi notre Sauveur qui est Image de Dieu, ému de pitié pour l'homme qui avait été fait à sa ressemblance et qu'il voyait se défaire de son image pour revêtir celle du Mauvais, poussé par sa tendresse, prit lui-même l'image de l'homme et vint à lui, comme l'atteste aussi l'Apôtre quand il dit: "Bien qu'il fût dans la condition de Dieu, il n'a pas retenu avidement son égalité avec Dieu, mais il s'est anéanti lui-même en prenant la condition d'esclave, en se rendant semblable aux hommes".

Tous ceux qui viennent à lui et s'efforcent d'être participants de l'image spirituelle, "se renouvellent de jour en jour" par leurs progrès, "à l'image de Celui qui les a faits" ; ainsi peuvent-ils devenir semblables à son corps de gloire, chacun toutefois selon ses forces.

Ayons donc toujours sous les yeux cette image de Dieu pour pouvoir être formés à nouveau à sa ressemblance. Homélie sur la Genèse 1, 13

 

En Jésus notre filiation est renouvelée, et nos yeux spirituels voient le Théanthropos. Le voyant nous pouvons nous mettre à son école et entreprendre ce que la chute avait détruit: la reconnaissance de notre filiation divine.

L'Homme s'unit au Logos incarné par la foi et recevant par le baptême la rémission du péché et la grâce de la filiation, il accomplit les premiers pas vers la parfaite filiation que les pères conçoivent comme une déification.  

La rédemption et la déification ne sont pas à la portée de nos forces, elles sont œuvres du Logos incarné. Nous devons cependant faire naître en nous le Christ Sauveur, en acceptant son joug.

" Que te sert-t-il en effet, que le Christ soit venu dans la chair, s'il n'est pas venu aussi dans ton âme? Prions pour que son avènement se réalise chaque jour en nous et que nous puissions dire:" Je vis, mais plutôt ce n'est plus moi, c'est le Christ qui vit en moi". Homélies sur  Luc

 

La vraie filiation des créatures procède de l'influence continuelle et graduelle du Théanthropos qui les élève, les purifie, les sanctifie et les unit à lui. Origène ne le dit pas, mais nous pouvons ajouter que ce processus de sanctification s'accomplit dans le mystère du Corps saint et du Sang précieux de l'Eucharistie. (Il enseigne tout de même "que les créatures sont devenues enfants de Dieu en mangeant le "pain supersubstantiel" qui est le Logos divin".

                                                                                                                                    Sur la prière)

"Heureux celui qui est sans cesse engendré par Dieu! En effet, je ne dis pas que le juste est né une fois pour toutes de Dieu, mais qu'il naît sans cesse, à chaque bonne œuvre, car c'est là que Dieu engendre le juste. Quand je t'aurai fait remarquer, à propos du Sauveur, que le Père n'a pas engendré son Fils de telle manière que celui-ci n'ait plus à naître ensuite de lui, mais qu'il l'engendre sans cesse, je te montrerai qu'il en va de même pour le juste. Voyons ce qu'est notre Sauveur: "Rayonnement de gloire"; le rayonnement de gloire n'a pas été engendré une fois pour toutes, de manière à ne plus être engendré, mais aussi longtemps que la lumière est génératrice du rayonnement, aussi longtemps est engendré le "rayonnement de la gloire" de Dieu". Notre Sauveur est "Sagesse de Dieu"; or la "Sagesse est "rayonnement de la lumière éternelle". Si donc le Sauveur est sans cesse engendré <…> de même, toi aussi, si tu possèdes l'"esprit d'adoption", Dieu t'engendre sans cesse dans le Sauveur, à chacune de tes œuvres, à chacune de tes pensées. Et ainsi engendré, tu deviens un enfant de Dieu, sans cesse engendré dans le Christ Jésus". 

                                                                                                  Homélie sur Jérémie, 9, 4

 

L'incarnation du Logos est la source et le principe de la filiation et de la déification de l'Homme. Elle est la cause et le modèle de l'union entre le divin et l'humain. Jésus est le maître de toute l'humanité. Son enseignement, disdacalie, vraie Torah, adapté à la fragilité et aussi à la noblesse de l'humain permet de se mettre à sa suite.-sequela Christi-

"Dans le Christ a commencé l'union de la nature divine avec l'humanité, afin que la nature humaine, unie étroitement à la nature divine devient ainsi divine à son tour, non seulement en Jésus, mais en tous ceux qui après avoir cru, conforment leur vie aux préceptes de Jésus. Car tous ceux qui les suivent ont part à l'amour de Dieu et entrent dans sa communion".   Contre Celse

 

Origène est très conscient que le baptême n'est pas un aboutissement de notre filiation divine mais seulement le germe de notre vie en Dieu. Il a décrit le rôle essentiel du Logos incarné dans cette promotion de l'Homme à l'état filial, il examine aussi les moyens que l'Homme doit prendre pour recevoir et participer à sa promotion en Jésus Christ.

Il décrit les étapes:

"Tout homme qui croit au Christ meurt, puis renaît: le bâton d'Aaron desséché qui reverdit en est la figure.

La première pousse est donc la première reconnaissance du Christ par le fidèle. Ensuite il se couvre de feuilles, lorsque, né à nouveau, il a reçu le don de la grâce de Dieu, par l'action de l'Esprit-Saint. Puis il produit des fleurs quand il commence à faire des progrès et à s'orner de la suavité des bonnes œuvres et à répandre le parfum de la miséricorde et de la bonté. En dernier lieu, il fait mûrir aussi des fruits de justice par lesquels il ne vit pas seulement pour lui, mais donne aussi la vie aux autres, quand, arrivé à la perfection, il tire de lui-même la parole de foi, la parole de science de Dieu et qu'il en fait profiter les autres. Cela revient à porter du fruit et à nourrir les autres". Homélie sur les Nombres 9, 9

 

1. La première étape est la foi, la confiance sans réserve à Dieu et au Christ Sauveur.

2. La seconde, le baptême qui nous unit au Christ et applique à la personne du baptisé le sang de la croix qui libère de la mort pour la résurrection.

3. La troisième est l'orthodoxie de la foi et l'orthopraxie de la vie. Il ne faut pas négliger les œuvres de la foi. Les prières ne doivent pas être prononcés sans engagement, la prière dominicale, le notre Père, ne sert de rien à ceux qui disent en paroles et ne joignent pas les actes en vérité. Dieu est le bon, et c'est la bonté morale du chrétien qui le constitue enfant de Dieu. La filiation grandit ou se perd avec l'accroissement ou la perte de la bonté.

4. Suivre le Christ trouve son accomplissement dans la justice. Dieu est un, le juste doit l'imiter dans cette unité. L'homme est unifié quand il donne la primauté à la vie intérieure, sans se répandre dans la distraction. C'est en ce sens que "Le Royaume des cieux souffre violence car il appartient aux fougueux".

                                                                                                                                          Elias-Patrick

 

Bibliographie :

- Origène, traité des principes,  traduction Crouzel & Simonetti, SC N° 268

- Origène, Homélies du les Nombres, traduction T.A. Mégat, SC 29,1951

- Origène, contre Celse, traduction M. Borret, SC 132, 1967,136,1988, 227,1976

- Mgr. Freppel, Origène, cours d'éloquence sacrée en Sorbonne, Paris 1875

- P. Leroy, la filiation dans l'œuvre d'Origène, mémoire de maîtrise en Sorbonne, 1972

- P. Nemeshegyi, La paternité de Dieu chez Origène, Desclées, 1960

 

 

Lettre aux amis du sanctuaire du prophète Elie N° 241 & 242 décembre 2008-janvier 2009

incarnation du Logos selon Origène