Eucharistie, instant d'éternité

 

 

La liturgie eucharistique n'est pas un acte de l'Eglise, elle est l'Eglise dans son sens le plus plein, un sens qui dépasse de beaucoup la vision empirique que nous avons de l'Eglise, la vision que nous avons de l'Eglise telle que nous la voyons, telle que nous la vivons.

 

La liturgie eucharistique est déjà dans la dimension eschatologique, le siècle à venir dans le temps présent, un instant d'éternité auquel nous participons pleinement, parce que nous-mêmes nous sommes des hommes et des femmes d'éternité.

 

Nous sommes des personnes et des sociétés eschatologiques qui appartiennent, dans le temps, au monde à venir:

- Les fêtes des saints, les grandes fêtes de l'Eglise marquent les tournants décisifs historiques de l'Economie du Salut,

- la lecture des Ecrits centrée sur les événements tragiques et glorieux de la vie du Christ et sur le don du Saint-Esprit,

-la bénédiction, la consécration des hommes et des choses,

                                                                                             sont des modes selon lesquels Dieu, par nous, au travers de nous, avec notre coopération, sanctifie le temps, et le  rend présent à l'histoire, la déploie à la mesure de l'éternité.

 

Mais la liturgie eucharistique est quelque chose de plus encore, elle est l'éternité même, venue et présente. 

Et l'éternité n'est pas une borne du temps. L'éternité, c'est Dieu même qui se fait présent en notre milieu; l'éternité, c'est déjà le tout accompli, dans l'apparence d'un temps qui continue à se dérouler, où l'aveugle sans foi ne sait pas voir la présence du Dieu vivant. <>

 

La liturgie eucharistique, comme son nom l'indique, est un acte de reconnaissance, mais elle est aussi autre chose: dans le grec ancien, dans les langues slaves, le mot Eucharistie signifie un don, un acte de gratitude.

Vous vous souvenez sans doute de ce passage d'un psaume où le roi David s'exclame: "Que te donnerai-je en retour, Seigneur, pour tous tes bienfaits?" et d'une façon qui nous semble souvent inattendue, il répond: "Je recevrai la coupe du Salut, je chanterai le Seigneur dans son temple".

La seule façon dont nous puissions répondre à l'amour divin, à cet amour crucifié, sacrificiel de Dieu, ce don de Dieu dans l'Esprit et dans le sang, c'est de nous ouvrir au Seigneur et de le recevoir, de lui donner la liberté d'être en nous, d'être maître de ce temple qu'il a créé et qui est sans cesse profané, alors qu'il reste sacré dans son essence même.

Le don le plus grand de Dieu, et en même temps la réponse la plus parfaite de l'homme, voilà un premier caractère de la liturgie eucharistique. <>

 

L'Eglise est, de la façon hardie, merveilleuse dont saint Irénée de Lyon l'a définie : "dans le Fils unique, le Fils unique". Le Fils unique par la naissance, nous, par l'adoption, par l'acte de Dieu qui nous assimile à celui qui est l'Un et le seul.

<> Comme l'a définie un jour le Patriarche Alexis 1er de Moscou : "L'Eglise, c'est le corps du Christ livré, pour le Salut du monde, au travers des siècles".

C'est en tant que corps du Christ mû par l'esprit de Dieu, qui nous est donné en lui et par lui, que l'Eglise s'adresse au Père.

Ce n'est que par le Christ que nous pouvons venir à lui, ce n'est que dans le Fils unique que nous pouvons atteindre à une filiation, qui n'est pas un simple symbole, une métaphore, mais une réalité existentielle. <>

 

Ne sommes-nous pas appelés, non seulement par une vocation optative, mais par une obligation chrétienne, à être vraiment, entièrement, le corps du Christ, des membres vivants, des branches de ce cep où coule la vie de la vigne, ne sommes-nous pas appelés à être les temples de l'Esprit-Saint, ne devons-nous pas devenir, comme je le disais à l'instant, substantiellement, ne serait-ce que par adoption, les fils et les filles, les enfants du Dieu vivant, des participants à la nature divine ?

Tout cela est impossible, tout cela ne peut pas être fait par les forces humaines, tout cela peut nous être donné si nous acceptons de le recevoir. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de nous ouvrir à Dieu et de nous donner à Dieu.

 

Mais l'acte qui rend ces choses réelles et possibles est un acte divin, Dieu seul peut le faire.

 

Aussi dans l'action liturgique eucharistique, comme dans tous les autres sacrements, ce qui nous est demandé, c'est de répondre à l'appel de Dieu et de nous abandonner à lui, de devenir transparents, de devenir souples et alors la promesse qu'il a donnée à Paul s'accomplit et s'accomplira en nous tous jusqu'à la fin des siècles: "Ma grâce te suffit, ma force se déploie dans la faiblesse". Non pas dans la veulerie de l'homme pusillanime, non pas dans la faiblesse de caractère ou la paresse, esclaves du mal, mais dans cette faiblesse qui est celle de l'enfant qui s'abandonne entre les bras de sa mère, qui se donne, qui permet à la puissance d'agir, sans qu'il ne résiste d'aucune façon.

Cela est manifesté d'une façon tellement claire dans la liturgie eucharistique orthodoxe, lorsque la communauté chrétienne se réunit, lorsque les ministres du culte, les diacres, le prêtre, l'évêque ont tout préparé pour que commence la célébration eucharistique selon saint Basile [typikon byzantin, version ancienne] le diacre s'approche du célébrant principal et lui dit une phrase brève, mais combien importante, qui le remet, si l'on peut dire, à sa place, non pas d'une façon insultante, mais dans l'émerveillement de ce qui va avoir lieu, il lui dit :

                                 "Et maintenant, Père, le temps est venu pour Dieu d'agir".

Tout ce qui pouvait être fait humainement a été fait : les chrétiens, la communauté sont assemblés, les ministres du culte sont là, le pain et le vin sont apportés. Mais ce que nous attendons, ce miracle qui fait que ce pain deviendra corps du Christ et ce vin sang du Christ ne peut être effectué par aucun effort humain et aucune fonction humaine. Le seul célébrant ne peut être que celui qui est à la fois le grand-prêtre et l'Oblation, qui est à la fois le Dieu qui donne et le Dieu qui reçoit.

 

 

La force qui peut transformer le pain de ce jour et le vin de ce jour dans la chair et le sang d'éternité, c'est l'Esprit-Saint, la force de Dieu seul. C'est pour cela que nous en appelons à Dieu; c'est pour cela que dans l'épiclèse, c'est-à-dire dans l'appel à l'Esprit-Saint, c'est vers lui que nous nous tournons, sans chercher, ni attendre de garanties formelles, dans la certitude de foi et la certitude d'espérance que l'Eglise, corps vivant du Christ, est le lieu de la présence éternelle et lieu aussi des promesses divines qui s'accomplissent sans faute, car Dieu ne ment pas. <>

 

Il y a, dans l'anaphore eucharistique, une phrase qui est une absurdité grammaticale et qui exprime bien cette situation eschatologique: "Donne-nous, Seigneur, de participer aujourd'hui à ton royaume à venir".

Oui, aujourd'hui, nous voulons être participants à la gloire et à l'événement qui aura lieu plus tard, pour le moment d'une façon secrète, de la façon que nous définissons en termes de foi. Plus tard, un jour, de la façon éclatante dont le Royaume se manifestera,  dans la venue du Christ et dans l'épanchement, je dirais plutôt le déferlement de l'Esprit-Saint, qui saisira la création toute entière pour la transformer et la transfigurer, la rendre nouvelle. <>

 

Comment peut-il se faire aussi que ce pain, ce vin, qui appartiennent au siècle présent, puissent, maintenant, sans que ce siècle n'éclate, sans que ce pain et ce vin ne cessent d'être eux-mêmes, atteindre à cette plénitude eschatologique et devenir le Christ, qui se donne à nous au travers d'eux? Oui, qui se donne à nous au travers d'eux. Car le monde créé, toutes choses qui existent de par un acte de Dieu, tout ce qui existe a été appelé à l'existence, non pas seulement par un acte de la volonté divine mais par un acte de l'amour divin.

 

C'est l'amour divin qui nous a fait naître à l'existence dans l'émerveillement d'une rencontre, et seul l'homme a su trahir, seul l'homme a su perdre Dieu.

La création toute entière gémit encore dans le pouvoir de l'adversaire, parce que l'homme n'a pas été fidèle, que l'homme l'a livrée à un esclavage qui lui est étranger, qui lui est douloureux, qu'elle rejette de tout son élan vital, et où nous la maintenons, dans la mesure où nous restons esclaves de l'adversaire de Dieu.

Seul le Christ, l'Adam nouveau peut lui donner une réalité nouvelle. <> Nous pensons en termes d'avenir. Oui, le temps viendra où Dieu sera victorieux, le temps viendra où toutes choses seront consommées, ce n'est pas là une perspective chrétienne. C'est un amoindrissement, un étiolement de la vision chrétienne, un amenuisement: la fin, d'une certaine façon, est déjà venue. La consommation de toutes choses est déjà venue et advenue. Ne vous souvenez-vous pas des paroles du Christ sur la croix : "Tout est accompli". La fin nous a déjà atteints. <>

 

[Au soir de Pâques et au cours de l'Oblation mystique, le Christ ressuscité nous dit] "Paix à vous".

 

 

Et, en effet, il donne cette paix que le monde ne peut pas donner, mais ne peut pas non plus nous prendre, la paix d'une certitude que Dieu est vainqueur et que sa victoire s'étend jusqu'à nous, nous enveloppe, nous emporte, nous donne une certitude de vie éternelle, malgré la mort qui nous guette, parce que la mort elle-même a été vaincue par la mort du Christ.

Le Christ ressuscité souffle sur ses apôtres, il leur donne son Souffle à lui et leur dit :"Recevez l'Esprit-Saint". Et cet Esprit-Saint est maintenant l'Esprit de l'Eglise.

Ne voyons-nous pas une analogie frappante, là, entre l'événement du baptême et l'événement de cette naissance de l'Eglise, qui est baptisée dans l'Esprit, sur laquelle l'Esprit se penche et qui est maintenant portée et pénétrée de lui.

Lorsqu'il est remonté des eaux du Jourdain, le Christ a montré, dans son humanité l'Esprit  qui repose en lui. Maintenant cet Esprit est donné à tous ceux qui sont son corps, qui sont lui-même, au-delà de lui, qui sont unis à lui d'une façon tellement parfaite que sa vie est la leur, ils ne sont que des branches sur un cep vivace et vivifiant.

          

<> Cet Esprit, donné et possédé par l'Eglise, n'est pas donné à la façon dont il descendra sur chacun des Apôtres au jour de la Pentecôte.

A la Pentecôte, chacun a reçu ce don de l'Esprit personnellement, mais dans le soir de la Résurrection, l'Esprit est descendu sur l'Eglise dans son entièreté et dans son unité. Personne ne possède ce don séparément des autres. Il est tenu ensemble par tous.<>

 

Ce qui est caractéristique de la situation eucharistique, c'est une sorte d'équivoque, un fait inaccompli: l'éternité est déjà venue, et pourtant nous sommes des hommes et des femmes du temps, nous appartenons déjà au siècle de gloire, et pourtant la honte du péché, la faiblesse, la fragilité humaine d'un monde déchu pèsent lourdement sur nos épaules, contrairement à la foi du Christ, comme une puissance de destruction à l’intérieur de nous.

 

<> Le Fils de Dieu devenu Fils de l'homme nous révèle le fait merveilleux, incroyable, que l'homme est tellement grand qu'il peut contenir, dans son humanité, la présence de Dieu. Pour citer un auteur d'Occident, Angélus Silesius : "Je suis aussi grand que Dieu, Dieu est aussi petit que moi", la grandeur humaine a la taille de Dieu, l'humilité divine a la mesure de l'homme.

Dans le créé physique, tel qu'il se révèle dans l'Incarnation, l'humanité se révèle comme capable d'immensité et d'éternité, elle est appelée à une vie éternelle. En Christ, exemplairement, dans ce corps humain, le monde créé visible, tangible, et le monde invisible qui nous entourent, se trouvent reliés à Dieu. Ils reçoivent un témoignage que lui aussi peut être tellement grand,  que la parole de Paul "qu'un jour viendra, où Dieu sera tout en tout" ne se rapporte pas seulement à l'homme, à son histoire, à sa destinée, mais au cosmos qui sera transfiguré et entrera dans la gloire.

 

Emerveillement et beauté: ce monde physique aussi participe à cette eschatologie, à l'image du dogme du concile d'Ephèse, à cette double présence du créé et de 1'incréé qui s'entre-pénètrent, du temps et de l'éternité, du fini et de l'infini, de Dieu et des choses humaines et des choses matérielles.

C'est pour cela que les sacrements sont possibles, et c'est pour cela aussi qu'ils sont, non pas des signes, mais des réalités et des réalités actives, des réalités transformantes et transfigurantes. Ils sont possibles parce que, dans l'éternité déjà venue, la nature, et non seulement les hommes peuvent déjà participer à la gloire du siècle à venir.

 

Tout ce monde matériel, de la galaxie la plus immense à l'atome le plus imperceptible, toutes choses, sans exception, sont appelées à devenir porteuses de Dieu, éclatantes de sa splendeur, resplendissantes de sa gloire.

 

Le pain et le vin, qui, d'aucune façon, dans le temps linéaire de l'histoire, ne peuvent être autre que créatures de pain et de vin, entrent dans ce mystère de l'éternité et se révèlent devant nos yeux, ou plutôt se révèlent à notre expérience intérieure, à une expérience directe et vécue, comme le Christ Incarné, le Christ qui se donne.

 

La communion, ce n'est pas un acte de cannibalisme, ce n'est pas le corps de chair du Christ que dévorent les croyants: ce pain, ce vin, deviennent mystérieusement, sans que le corps historique du Christ en soit affecté, partie du Mystère Christique. Ils deviennent déjà, par l'Incarnation, dans ce mystère d'union, pénétrés de la présence du Logos de Dieu. Et ils nous font participer à ce qu'ils sont.

Nous ne sommes pas capables, de par notre aveuglement pécheur, de par notre aveuglement si lamentable, - si affreux lorsque nous pensons à ce que nous sommes en tant qu'Eglise-, nous ne sommes pas capables, toujours, de voir le resplendissement de la grâce et de la gloire dans ce pain et dans ce vin.  Et pourtant ils sont là et ils nous font participer à une descente divine à notre niveau.

 

Dans cette situation, nous vivons, dans ce crépuscule de la foi où la lumière brille, mais n'a pas encore dépassé, anéanti les ténèbres.

 

L'Esprit de Dieu, cet Esprit qui planait sur l'abîme avant que rien ne fut encore, avant que rien n'ait pris corps, avant que rien n'ait été défini, ce même Esprit qui est descendu sur le Christ-homme, qui s'est emparé et s'est donné au cercle apostolique, qui s'étend encore et encore, cet Esprit, d'une façon unique, particulière, se manifeste dans les sacrements de l'Eglise, et d'une façon plus merveilleuse, qu'ailleurs dans l'Oblation eucharistique. <>

 

Si nous ne discernons pas ce corps et ce sang, nous sommes condamnés par notre communion même, mais nous le discernons par la foi, sinon que sommes-nous?

Et l'Esprit-Saint, c'est les arrhes du siècle à venir?

La plénitude de l'Esprit envahira, pénétrera et transfigurera toutes choses à la fin des temps, c'est-à-dire à l'instant où tout sera accompli, et le Christ victorieux sera la tête d'un corps qui sera l'Adam, qui sera l'homme définitif, qui sera le Fils unique de Dieu. <>

 

Si nous pensons à la liturgie eucharistique dans ces termes, si nous voyons en elle la vision la plus intense et la plus parfaite de notre situation eschatologique personnelle et collective, si nous nous rendons compte que nous sommes cette société eschatologique qui est le corps du Christ et le lieu de la présence, qui est déjà le Royaume de Dieu venu en puissance, oui alors, prenons conscience qu'avec le Christ et dans l'Esprit nous devons prendre toute la responsabilité que le Christ a prise pour le monde créé, hommes et choses, pour la pensée humaine comme pour la science, pour l'action comme pour la contemplation.

Car ce n'est que de l'intérieur de la contemplation, d'une écoute ardente et d'une vision profonde des voies de Dieu, que nous pouvons entrer dans l'œuvre divine et continuer à être l'homme du huitième jour, déjà venu, déjà actif dans ce septième jour qu'est l'histoire humaine.

 

                         Metropolite Antoine de Souroge, évêque en Grande-Bretagne  (2003†)

 

                                                       Ces notes d'une conférence donnée à Notre Dame de Paris en 1975, recueillies et mises en forme par E-P sont offertes au prêtre Alan-Théodore de Quincey pour inaugurer son ministère sacerdotal.

 

Lettre aux amis du sanctuaire du prophète Elie N° 336 & 337,   Novembre-décembre  2016                                                                                       

    

 

Eucharistie, instant d'éternité