La croix, sceau et signe du Salut

 

Le 14 septembre, jour de la fête de l'exaltation de la croix nous chantons avec enthousiasme et reconnaissance les bienfaits apportés par notre Sauveur dans le sang de la croix:

 

"Nous adorons le bois de ta Croix, ô ami de l'homme,  ô vie du monde.  O Sauveur, tu y as ouvert le paradis au larron qui s'approcha de toi avec foi;  il fut jugé digne du bonheur parce qu'il te confessa par ces paroles: "souviens-toi, de moi Seigneur dans ton Royaume". Reçois-nous aussi nous qui te glorifions: Fils de Dieu aie pitié de nous".

                                               

Comme l'enseigne le grand Origène, pour l'ami de Dieu, ce n'est pas seulement les jours de fête qu'il rend grâce à Dieu, mais tous les jours et à chaque moment de sa vie.

Pour nous souvenir, mieux encore, faire mémoire [rendre présent à notre esprit] tout ce que le Seigneur a fait pour nous, l'Eglise nous donne un moyen efficace et facile: le signe de la croix.

 

La tradition est forte dans les Eglises orthodoxes, les fidèles se signent de nombreuses fois pendant les Offices, le prêtre salue et bénit les fidèles avec la croix, les onctions sont pratiquées par l'imposition de la croix, aux moments forts de la journée, les fidèles se signent aussi pour rendre grâce des dons de Dieu ou des amis ou en cas de détresse. Ce signe de croix est tellement ancré dans les bonnes habitudes qu'il est fait sans trop y porter conscience, on raconte que même Julien l'Apostat, effrayé par je ne sais plus quoi, s'est signé publiquement de la croix à la stupéfaction des  témoins.

 

Je vous propose pour que notre bonne habitude soit éclairée par la lumière de la connaissance d'examiner l'intention de l'Eglise sur ce signe de la croix.

 

Histoire:

                                                                   

La croix, comme signe appliqué sur les personnes ou les objets a une préhistoire chrétienne, nous connaissons un grand nombre d'amulettes, de stèles païennes portant le signe de la croix, il est probable qu'il s'agisse d'une forme stylisée du soleil, les égyptiens utilisaient le ankh, la croix ansée, comme signe de la vie, les initiés à Mithra recevaient le sang du taureau et une signation de la croix, les légionnaires romains se signaient le front au moment du combat. 

L'historien Socrate écrit à propos de l'ankh:

"Quelques-uns des païens convertis au christianisme et qui comprenaient les hiéroglyphes, interprétant ce caractère qui avait une forme de croix, dirent qu'il signifie: la vie qui vient." -Socrate, histoire ecclésiastique livre V chap 17, PG 67-.

                                                           

 

Toutefois, ce n'est probablement pas dans le paganisme qu'il faut chercher l'origine chrétienne du signe de croix, mais dans le judéo-christianisme.

Les chrétiens issus du judaïsme se souvenaient de la signation des montants et du linteau des portes avec le sang de l'agneau lors de la Pâque, ils scellaient ainsi les portes de leurs sens par la "croix" au Nom du Seigneur. 

Cette "croix" est en vérité un Tav [tau grec, notre T ]. Les mêmes gardaient en mémoire l'ordre d'Adonaï  dans le livre du  prophète d'Ezéchiel  à l'homme mystérieux vêtu de lin blanc: " Marque d'un Tav le front des hommes … quiconque aura la marque sera épargné." Ezéch. 9,4-6. 

Le Tav dernière lettre de l'alphabet, signifiait l'accomplissement de la Torah. C'est dans ce sens d'ailleurs que nous devons comprendre la parole du Seigneur rapportée par les synoptiques: "Si quelqu’un veut venir derrière moi, qu’il renonce à lui même et prenne sa croix, et qu’il me suive. Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Evangile la sauvera".

                                                                     

 Des témoins archéologiques de l'époque du Christ atteste que le tav pouvait prendre la forme de + ou de X. – B. Bagatti, Osservatore romano, août 1960- Jean Daniélou avance que les esséniens portaient au front la lettre tav, ce n'est pas assuré. Ce qui certain, c'est qu'aussi bien les juifs que les Judéo-chrétiens comprenaient le signe du tav comme celui de la Torah sortie de la bouche de Dieu, donc le symbole de la gloire divine révélée dans le Logos [avec Philon, les juifs prirent une réelle bien qu'imparfaite connaissance du Logos de Dieu]. En s'en marquant, ils exprimaient leur confiance dans la puissance divine en regardant les quatre bras de la croix comme l'extension cosmique de l'économie salvatrice du Logos.

                                                           

Saint Barnabé vers 135 dans sa lettre identifie le tav par un processus de numération avec le nom de Jésus, il ajoute " la lettre tav contient la croix signifiant la grâce". Chap IX, 8

 

Les témoignages des rites anciens du baptême, montrent que le signe de la croix est le premier rite conféré par le prêtre au catéchumène. Il devient la marque d'appartenance au Christ. Augustin d'Hippone –sur saint jean PL 35 col 1476-  nuance  le propos et dit

qu'à partir du moment où le catéchumène a reçu le signe de la croix, il se signera lui-même au front en signe d'appartenance non pas encore à la grande famille des fidèles, mais au nombre des serviteurs appelés à devenir enfants".

 

D'autres comme le poète Sidoine Apollinaire –lettre III- attribue au signe de la croix du catéchuménat une efficience complète comme entrée dans la famille chrétienne. Le témoignage le plus émouvant est celui inscrit dans notre Provence sur une épitaphe à la Gayolle à Brignoles par les parents d'un jeune Théodose, mort avant son baptême:

 

" Notre excellent fils, entouré de la protection de la croix, innocent, non souillé par le péché, le petit Théodose, que ses parents avec intention droite souhaitaient faire baptiser dans la source sainte, a été méchamment ravi par la mort. Mais le maître de l'Olympe [des cieux] donnera le repos à son corps auquel fut imprimé le noble signe de la croix. Et il sera appelé: Héritier du Christ.   

                                                                               –Le Blant, inscriptions de la Gaule … Paris 1893-

L'évêque de Carthage Quodvultdeus, -sur le symbole- explique ainsi l'appartenance à l'Eglise:

" Vous n'êtes pas encore nés à nouveau par le baptême, mais par le signe de croix, vous avez été conçus dans le sein de l'Eglise".

 

Tertullien en 211 nous renseigne clairement sur la marque de la croix par les fidèles:

"Au moment de sortir et dans nos déplacements, au début et à la fin de toutes activités, à l'habillement, <…>à table, lorsque nous nous couchons <..> nous marquons le front avec le signe de la croix". –de corona, PL I, col 80-

 

 Saint Hippolyte de Rome écrit dans la Tradition Apostolique: " Efforce-toi en tout temps de te signer dignement le front".

Saint Cyprien de Carthage vers 250, rédige un compendium sur le signe de la croix, il mentionne aussi le seul tracé sur le front. 

Les Constitutions apostoliques au IVè siècle et nos liturgies coptes orthodoxes selon les anciens manuscrits demandaient au prêtre de signer son front au début de l'anaphore. Saint Ambroise et Augustin demandent aux fidèles de se signer avant le symbole de la foi et la prière dominicale.

 

Le signe de croix se faisait donc à l'origine sur soi-même en traçant avec le pouce ou un seul doigt une petite croix sur le front. Les ministres de l'autel, avec l'huile sainte ou non, signaient les fidèles aussi sur les yeux, les oreilles, le cœur, et en cas de maladie sur le lieu de la douleur.

Saint Ambroise de Milan dans un texte peu connu explique à ses fidèles:

" Nous avons le signe de croix sur notre front, sur notre cœur et sur nos poignets: sur notre front, parce que nous devons toujours confesser Jésus-Christ, sur notre cœur, parce que nous devons toujours l'aimer, sur nos poignets parce que nous devons toujours travailler pour lui". –de Isaac et anima, PL XIV-

 

Saint Cyrille d'Alexandrie, est probablement le premier témoin des tatouages de la croix sur le poignet comme les chrétiens coptes n'ont jamais cessé de faire; -Contre Julien 6, PG 76, col 795- en Egypte encore, saint abba Pakhôme ordonna à ses moines de porter un capuchon semblable à celui des enfants sur lequel il prescrivit d'imprimer une marque de pourpre en forme de croix. –Pallade, histoire Lausiaque-  Nos moines portent aujourd'hui le même bonnet  orné de douze petites croix séparés par une couture centale et d'une grande croix sur l'occiput en mémoire du Grand abba Antoine. 

                                                                                                                                                

Progressivement nous voyons apparaître des usages locaux et spontanés qui multiplient les petites croix pour aboutir en occident et en Afrique à la signation habituelle sur le front, la bouche, le cœur. L'ordo romain prescrit cette façon de faire pour honorer la lecture de l'évangile. 

 

Sous l'influence monastique apparait probablement à partir du 8è siècle, le grand signe de croix. Il n'est pas impossible  que ce grand signe doit son origine à l'accompagnement de la métanie. [geste de porter sa main droite au sol en signe de respect ou d'humilité, la grande métanie consiste à s'agenouiller le front contre terre.]

 

Au début du 12è siècle,  le pape de Rome Innocent III est le témoin de la pratique la plus courante qui est restée celle des Eglises orthodoxes byzantines et syriaque, sans s'offusquer d'une pratique différente. Dans ce même 12è siècle, l'évêque hispanique Luc de Tuy, penche lui, pour la méthode occidentale mais précise que les deux méthodes sont bonnes:

 

 "On se signe avec trois doigts à cause de la sainte Trinité, du haut en bas et de droite à gauche, d'autres de gauche à droite. Nous croyons et tenons loyalement que les deux méthodes sont bonnes, toutes deux saintes, toutes deux aptes à surmonter la puissance de l'ennemi, pourvu que la dévotion du chrétien en fasse usage avec la simplicité catholique".

 

Dans la seconde partie de cet exposé, nous reviendront sur Innocent III et l'évêque Luc pour comprendre  les considérations typologiques, qui ont conduit à partir du XIVè siècle, l'Orient byzantin et syriaque à adopter le tracé de la barre horizontale de l'épaule droite à celle de gauche, tandis que les Eglises d'Occident, d'Afrique (dont l'Eglise copte) et Arménienne pencheront vers la barre de gauche à droite.

 

Il faut signaler que la position des trois doigts réunis, le pouce, l'annulaire et l'auriculaire tandis que l'index et le majeur sont étendus d'une part  ou bien d'autre part, le pouce, l'index et le majeur réunis, les deux autres repliés dans la paume, a tenu une grande place dans l'église russe à la suite des querelles de rites des vieux croyants. La dernière position prévaut dans l'Eglise russe.

                                                                

Beaucoup de coptes se signent avec un seul doigt pour montrer l'unité de Dieu, il n'est pas impossible que cette pratique soit en relation avec le commandement du Lévitique 14, 16 qui prescrit au prêtre en action de grâces de guérison: de tremper le doigt de sa main droite dans l'huile et d'en faire sept fois l'aspersion devant Adonaï".

 

Les voyageurs peuvent aussi s'étonner de la pratique italienne et espagnole qui apparemment ajoute au signe de croix un baiser sur la main; en réalité le baiser n'est pas destiné à la main mais à la croix formée en plaçant le pouce croisé sur l'index. 

L'Eglise apostolique arménienne termine le signe de croix par un mouvement supplémentaire sur le cœur où la main s'ouvre après que les doigts joints s'y sont posés. Ceci pour exprimer la présence de l'Esprit Saint  dans le cœur pour illuminer l'esprit [noùs] du croyant.

 

Spiritualité:

 

Dès l'apparition du grand signe de croix, nos anciens n'ont pu s'empêcher d'y ajouter des considérations typologiques qui ont fini par se figer en sujets de discorde entre Eglises. Les apologètes n'ont pas toujours su en rester à la sagesse du pape Innocent III qui dans son ouvrage  - du mystère de saint Autel- nous donne une première explication typologique:

"Le signe de croix doit se faire avec trois doigts, parce que il est tracé en invoquant la sainte Trinité dont le prophète a dit: "Il soutient sur trois doigts la masse de la terre". Il est tracé de haut en bas, et est ensuite coupé de droite  à gauche, parce que le Christ Jésus est descendu du ciel sur la terre et à passé des juifs aux gentils. Certains cependant, dont le signe de gauche à droite, parce que nous devons passer de la lumière à la gloire, tout comme le Christ est passé de la mort à la vie, et du séjour des ténèbres au paradis".

 

Outre que la citation d'Isaïe ne se trouve pas dans la Bible des septante ni dans la version des massorètes, Innocent III ne nous dit pas pourquoi les juifs sont à droite et les non juifs à gauche? Peut-être selon une interprétation plus tardive de la croix balance de justice parce que la droite représente la justice de la Loi et la gauche la miséricorde? De même pourquoi la gauche représente la lumière et le shéol alors que la droite serait le lieu de la gloire et du paradis? Une réminiscence de la parabole du jugement des nations en Mathieu 25, 31 et suivants? A mon avis rien donc de convainquant.

 

L'évêque de Tuy en Galice, dans son ouvrage "contre les cathares" nous livre une autre typologie:

" de gauche à droite, Lorsque notre Seigneur Jésus Christ, pour racheter le genre humain, bénit miséricordieusement le monde, il vient à nous du Père, il vint dans le monde, il descendit à gauche pour dire aux enfers et montant aux cieux, il s'assit à la droite de Dieu" –Lucas Tudensis, de altera vita, adversus albigentes, corpus Christianorum, Brépols 2009-

                                                                 

Pour nous chrétiens coptes orthodoxes l'importance du signe de la croix réside par delà toutes interprétations typologiques dans son rattachement au Christ et au baptême, commencement de la vie en Christ.

Le signe de la croix dont le candidat est marqué au front marque qu'il appartient au Christ. Le fidèle renouvelle lui-même le signe pour affirmer son appartenance au troupeau du Bon Pasteur.

Denys l'aréopagite écrit " Par ce signe, le catéchumène est reçu dans la communion de ceux qui ont mérité la déification et qui constituent l'Assemblée des saints".

                                                       

L'appartenance au troupeau du Christ amène deux conséquences:

1. le chrétien se place volontairement sous le joug du Beau Pasteur et reçoit de lui protection. Saint Grégoire de Naziance unit les deux idées: "le sceau [de la croix] est garantie de conservation et d'appartenance".

 

2. Le sceau de la croix est aussi le signe de l'enrôlement dans l'armée du Roi divin. Théodore de Mopsueste développe ce thème dans ses catéchèses:

"Tu es combattant (miles/militaire) du Roi céleste, combattant choisi pour le service, pour le Royaume".

Saint Cyrille de Jérusalem ajoute:

"Le Seigneur en enrôlant les âmes, examine les volontés, l'inapte au combat spirituel, il le rejette, celui qu'il trouve digne, il lui confie aussitôt sa grâce".

Il fait dire au Seigneur:

"Après mon combat sur la croix, je donne à chacun de mes soldats de porter sur le front le sceau royal".

L'usage du signe de la croix par le chrétien apparait donc comme le signe de la grâce royale, de la force dans le combat contre les passions, et de la victoire contre les forces de la mort.

En Ezéchiel comme en Apocalypse, les saints sont marqués du Tav, signe de l'Agneau pascal. Par sa croix, Christ a vaincu la mort et ramené l'Adam au Paradis, les puissances mauvaises sont vaincues. Le chrétien fait un avec le Christ, il sait que par Christ, en Christ, le Sauveur, il participe déjà à cette victoire.

Il s'est aussi que pour lui le combat continue, il se munit donc du signe de la victoire comme arme spirituelle en sachant que toutes grâces, toutes forces viennent de Dieu.                           +  E-P

                                                                    

Lettre de saint Elie N°250              Septembre  2009      

 

Bibliographie sommaire:  - Jean Daniélou, Bible & Liturgie, Lex orandi, Paris 1951

- Cyrille Vogel, la signation dans l'église des premiers siècles, La maison Dieu, 1963

- DACL, article Croix –signe de –

signe de croix